La franc-maçonnerie L'âge de la lumière
Voir, 23 février 1995
La franc-maçonnerie L'âge de la lumière
Vennin, Loïc
Longtemps discrets, les francs-maçons québécois commencent à sortir de l'ombre pour combattre les préjugés et recruter de nouveaux membres.
Quand le Moyen Âge rencontre le Nouvel Age.
Si je vous dis «franc-maçonnerie», que répondez-vous? Organisation puissante qui contrôle l'État? Dangereuse secte? Ou ramassis de doux dingues qui portent des tabliers moyenâgeux?
La franc-maçonnerie n'est rien de tout cela. «Nous ne sommes pas une secte», avance Hubert-Jean Valcke, vénérable maître (c'est-à-dire président) de la Loge Émancipation de Montréal. «D'abord, il n'y a aucun dogmatisme. On peut partir quand on veut. On garde ses
convictions en y entrant [on peut être catho ou protestant], et on ne soutire pas l'argent de nos membres [une cotisation coûte moins de 100 $ par an].» Mike Kropveld, directeur général d'Info-Secte, refuse d'ailleurs de relier la franc-maçonnerie à une secte. La franc-maçonnerie est en fait une organisation à but non lucratif à mi-chemin entre les Chevaliers de Colomb et un cercle philosophique . «Nous sommes une école de réflexion mais qui ne donne pas de cours,
explique Francis Marais, Grand Maître. Ici, les membres s'éduquent eux-mêmes.»
Mme X, membre depuis trois ans, affirme que les francs-maçons «cherchent d'abord à travailler sur eux et à répandre le bien». Voilà qui sonne vachement New Age. «Effectivement, ça fait longtemps que la franc-maçonnerie est dans le New Age», lance sans hésiter Francis Marais. Un Nouvel Age qui puise ses origines dans le ... Moyen Age.
La bonne parole
Le mot «freemason» est apparu pour la première fois dans un manuscript anglais en 1376. À l'époque, il s'agit d'une sorte de confrérie de maçons «francs», c'est-à-dire non inféodés à un seigneur. Le but? Enseigner l'art aux «apprentis», et faire respecter la loyauté, l'honnêteté, la foi en Dieu...Tout, dans la franc-maçonnerie actuelle, respire ses lointaines origines. Ainsi, les frères du XXe se réunissent dans des «loges», et les grands symboles sont restés le compas et l'équerre. Mais la réflexion maçonnique ne se limite pas au strict cadre de la loge. En dehors des tenues, les francs-maçons ont quelquefois des travaux écrits à préparer sur divers sujets (l'avortement, l'euthanasie, la répartition des richesses...). Ils doivent aussi propager les idées
maçonniques, qui sont souvent progressistes, dans le monde profane, afin de participer à l'avancement de la société. Dès le XVIIe siècle, la franc-maçonnerie accepte dans ses rangs des
non-maçons. De plus en plus, son orientation pratique devient spirituelle: la maçonnerie fait place à la pensée, à l'échange d'idées. Ainsi naît à Londres, le 24 juin 1717, la première «Grande
Loge» (fédération de loges). Très vite, la franc-maçonnerie va connaître une expansion tous azimuts. D'abord anglaise et déiste, elle devient athée en arrivant sur le sol français.
Le grand melting-pot
Actuellement, la franc-maçonnerie a le vent dans les voiles. Ils sont plus de six millions à travers le monde et 250 000 au Canada (environ 10 000 au Québec), un des pays où leur proportion est la plus forte. Mais pourquoi, en 1995, entre-t-on dans le monde des «initiés»?
Voilà neuf ans, Sébastien Saint-Louis, «père au foyer», décidait de devenir frère. «J'étais choqué que les gars ne s'occupent que de sport et de chasse, dit-il. Moi, j'avais des préoccupations humanitaires.» Madame X, soeur depuis trois ans, voulait aussi changer le monde. «J'étais attirée par le sens du devoir», explique-t-elle. «Je voulais aider mon prochain», se souvient Jean de Cotret, retraité de Via Rail, et franc-maçon depuis plus de vingt ans.
Les postulants n'ont pas seulement un profil boy-scout; ce sont aussi des accros du spirituel. «À 33 ans, j'ai fait un arrêt sur moi-même, explique Francis Marais, chef d'orchestre retraité, et maçon depuis près de trente ans. Et je me suis demandé: "D'où viens-je, qui suis-je?...» La franc-maçonnerie lui aura donné une «sérénité», affirme-t-il.
Un ex-machiniste. Un ancien chef d'orchestre. Une prof de littérature française... Voilà le grand melting-pot de la franc-maçonnerie. «Un député peut être assis à côté d'un jardinier», lance Francis Marais. Pas étonnant que, dans cette famille, la fraternité soit un maître-mot des maçons. «Ça a l'air cucul comme ça, mais il y a un sens profond de fraternité», avoue timidement Gloria Escomel, auteure et prof de littérature. D'où la fameuse solidarité maçonnique. «On peut aider financièrement quelqu'un en difficulté», avoue M. Valcke. Mais attention, pas question de favoritisme. «On n'est pas une organisation qui sert à trouver des jobs, prévient Francis Marais. Il n'y a pas d'argent à faire ici.»
De toute façon, la franc-maçonnerie québécoise francophone (qui regroupe environ 1000 membres) a plus l'allure d'une petite association que d'une organisation omnipotente. L'interventionnisme politique, on ne connaît pas, pour la simple et bonne raison qu'on n'en a pas les moyens. Une situation qui en a déçu certains: «Je pensais aux grands progrès impulsés par la franc-maçonnerie française comme le droit à l'avortement ou la laïcisation, explique Gloria
Escomel, rentrée dans la loge Le Droit Humain pour poursuivre sa lutte féministe. Mais, en fait, ici, la franc-maçonnerie libérale en est à ses débuts.»
Des secrets bien gardés
Oubliées donc les grandes ambitions. Les loges québécoises font dans le concret. Toutes, elles ont leurs bonnes oeuvres: «On fait des paniers de Noël», «On donne aux enfants», «On a aidé un couple d'Afghans».... Mais les loges n' y consacrent qu'une part plus ou moins importante de leurs efforts. Le reste du temps est consacré à la recherche philosophique. Lors de leurs «tenues» (réunions) qui ont lieu deux fois par mois, on «planche» sur des thèmes qui varient en
fonction des Grandes Loges. Soit sociaux, comme le chômage ou la modernité; soit plus symboliques, comme la signification du compas et de l'équerre. S'il n'y a rien de diabolique dans tout ça, pourquoi tout ce secret? «On n'est pas secret, mais on a des secrets», répond Jean de Cotret. Il est vrai qu'aujourd'hui les loges se retrouvent dans le bottin téléphonique, et que certaines ont des services de relations publiques. Sauf que deux tabous restent dans l'ombre: le rite d'initiation et les noms des frères et soeurs. «C'est personnel, explique Francis Marais. Un frère peut dire qu'il est franc-maçon mais personne n'a le droit de dévoiler qu'il l'est.»
Paranoïa ou peur du qu'en-dira-t-on? Méfiance historique d'abord: les frères ont toujours été persécutés et, jusqu'en 1985, tout catholique franc-maçon était excommunié. Mais les francs-maçons ont aussi peur du regard de l'autre. Mme X n'ose pas révéler son nom, de peur d'être «aussitôt cataloguée comme adepte d'une secte». Un autre frère a peur d'être licencié si on dévoile qu'il est franc-maçon.
Pour combattre les préjugés, le vénérable de la loge Émancipation a ainsi pris une importante décision: sortir de l'ombre. Le 1er février, la loge a tenu un atelier ouvert au public.
Le début d'un temps nouveau?
LA GUERRE DES LOGES
Au Québec, on compte une quinzaine de Grandes Loges (fédération de loges). La plus ancienne et la plus fréquentée (9000 membres, une centaine de loges) est la Grand Lodge of Quebec. Née en 1869, la GLQ est en filiation directe avec la franc-maçonnerie d'Angleterre. Elle oblige ses adeptes à croire en un Dieu et n'accepte pas les femmes. Elle est anglophone à 95 %.
Et les francophones? La branche «déiste» a été fondée le 8 mai 1979, date de «l'allumage des feux» de la Grande Loge maçonnique mixte du Québec. Cette Grande Loge mixte regroupe une dizaine de loges au Québec (quelque 400 initiés). Dans la même veine déiste, on trouve la Grande Loge symbolique du Canada, dite aussi «Memphis Misraïm». Fondée en 1987, la MM est constituée de loges exclusivement masculines ou exclusivement féminines.
À ces grandes loges déistes s'oppose la franc-maçonnerie dite «libérale». D'abord le Grand Orient du Canada, qui n'est en fait constitué que d'une seule loge, la loge Émancipation (une vingtaine de membres). Créé en 1992, le GODC fut fondé par d'anciens adeptes de la Loge Montcalm (ancienne loge affiliée au Grand Orient de France) qui voulaient créer une loge mixte et libérale.
Dans cette mouvance libérale, on retrouve ensuite une série de petites loges, trop peu nombreuses pour avoir leur propre Grande Loge au Québec, et donc rattachées à des obédiences françaises ou internationales. Le Grand Orient de France (laïque, non mixte et de
gauche) est représenté à Montréal par la Loge Le Maillon Laurentien. La Grande Loge féminine de France (exclusivement féminine et laïque) et la Grande Loge de France (plus spirituelle, moins engagée) ont chacune leur «filiale». Le Droit humain, une confédération internationale de loges mixtes et républicaines, réunit deux loges à Montréal (Liberté et Delta).
Il y a aussi de nombreuses petites loges «ethniques»: la Grande Loge chinoise, la Grande Loge haïtienne, les Loges arméniennes, une loge libanaise... Dans ce méli-mélo de Grandes Loges, difficile d'y retrouver ses petits. A tel point que Francis Marais, Grand Maître de la GLMMQ, appelle les francs-maçons francophones à s'asseoir à la même table: «II faut se réunir pour survivre.» L'appel sera-t-il entendu ?
Chacun pourra trouver sa loge. Si l'aventure vous intéresse, vous pouvez en faire la demande à la Grande Loge choisie, qui s'occupera d'aller vous rencontrer. Il suffit «d'avoir l'esprit libre et ouvert», précisent les francs-maçons.
LES RITES D'INITIATION
«Monsieur, c'est ici que vous allez subir votre première épreuve, l'épreuve de la Terre.» Dans une minuscule pièce appelée «cabinet de réflexion», aux murs et plafonds peints en noir, le profane écoute l'expert. «Je vous prie de me remettre tous les objets de métal qui brillent d'un éclat trompeur.» Le profane s'exécute et dépose ses montres, clés, bijoux... Puis il doit rédiger son «testament philosophique» car, bientôt, il va «mourir», quitter le monde profane pour ressusciter dans celui de la Lumière.
On lui bande les yeux. On lui découvre l'épaule et le sein gauches (le coeur ainsi dénudé est un signe de sincérité). On lui déchausse le pied gauche et on dévoile son genou droit (montre l'humilité). Puis il est poussé dans la loge où l'attendent ses futurs frères. Là, il subira une série de «voyages»: l'épreuve de l'air (le profane est mis sous le souffle d'un ventilateur); l'épreuve de l'eau (sa main est plongée trois fois dans un vase d'eau) et l'épreuve du feu (une feuille de journal enflammée est promenée devant son visage).
Ridicules, ces rites? «Les rites ont leur utilité», répondent les francs-maçons. Le rite d'initiation est destiné à «purifier le profane», explique Gloria Escomel. Chez les Shriners (organisation charitable qui ne regroupe que des francs-maçons), on pousse le ridicule plus loin. Dans un des rites d'initiation, les profanes doivent ramper à sens inverse dans un cylindre jusqu'à ce qu'ils se heurtent la tête l'un contre l'autre. C'est alors qu'un Shriner hurle comme un chien tandis qu'un autre asperge les profanes d'eau chaude. «C'est pour montrer qu'on est tous égaux», explique Jean de Cotret.
Gloria Escomel avoue trouver certains titres maçonniques («Chevalier du Soleil», «Sublime Prince du Royal Secret») hautement ridicules. «Appeler le président "Vénérable Maître" alors que c'est un copain, ça fait sourire, dit-elle. On tourne donc ça à la blague. On l'appelle "Véné" ou "Vénéneux"...»
Certains de ces rites ont une utilité bien définie. C'est le cas lors de la «tenue» des loges. «On ne peut pas parler tant que la personne n'a pas conclu en disant: "J'ai dit", explique Escomel. Quand on veut prendre la parole, on la demande au président et non à la personne qui vient de parler.» Ce protocole empêche toute agressivité et rend les tenues très sereines. «Un moyen de dialoguer dans le calme et l'harmonie», précise Hubert-Jean Valcke.
La franc-maçonnerie L'âge de la lumière
Vennin, Loïc
Longtemps discrets, les francs-maçons québécois commencent à sortir de l'ombre pour combattre les préjugés et recruter de nouveaux membres.
Quand le Moyen Âge rencontre le Nouvel Age.
Si je vous dis «franc-maçonnerie», que répondez-vous? Organisation puissante qui contrôle l'État? Dangereuse secte? Ou ramassis de doux dingues qui portent des tabliers moyenâgeux?
La franc-maçonnerie n'est rien de tout cela. «Nous ne sommes pas une secte», avance Hubert-Jean Valcke, vénérable maître (c'est-à-dire président) de la Loge Émancipation de Montréal. «D'abord, il n'y a aucun dogmatisme. On peut partir quand on veut. On garde ses
convictions en y entrant [on peut être catho ou protestant], et on ne soutire pas l'argent de nos membres [une cotisation coûte moins de 100 $ par an].» Mike Kropveld, directeur général d'Info-Secte, refuse d'ailleurs de relier la franc-maçonnerie à une secte. La franc-maçonnerie est en fait une organisation à but non lucratif à mi-chemin entre les Chevaliers de Colomb et un cercle philosophique . «Nous sommes une école de réflexion mais qui ne donne pas de cours,
explique Francis Marais, Grand Maître. Ici, les membres s'éduquent eux-mêmes.»
Mme X, membre depuis trois ans, affirme que les francs-maçons «cherchent d'abord à travailler sur eux et à répandre le bien». Voilà qui sonne vachement New Age. «Effectivement, ça fait longtemps que la franc-maçonnerie est dans le New Age», lance sans hésiter Francis Marais. Un Nouvel Age qui puise ses origines dans le ... Moyen Age.
La bonne parole
Le mot «freemason» est apparu pour la première fois dans un manuscript anglais en 1376. À l'époque, il s'agit d'une sorte de confrérie de maçons «francs», c'est-à-dire non inféodés à un seigneur. Le but? Enseigner l'art aux «apprentis», et faire respecter la loyauté, l'honnêteté, la foi en Dieu...Tout, dans la franc-maçonnerie actuelle, respire ses lointaines origines. Ainsi, les frères du XXe se réunissent dans des «loges», et les grands symboles sont restés le compas et l'équerre. Mais la réflexion maçonnique ne se limite pas au strict cadre de la loge. En dehors des tenues, les francs-maçons ont quelquefois des travaux écrits à préparer sur divers sujets (l'avortement, l'euthanasie, la répartition des richesses...). Ils doivent aussi propager les idées
maçonniques, qui sont souvent progressistes, dans le monde profane, afin de participer à l'avancement de la société. Dès le XVIIe siècle, la franc-maçonnerie accepte dans ses rangs des
non-maçons. De plus en plus, son orientation pratique devient spirituelle: la maçonnerie fait place à la pensée, à l'échange d'idées. Ainsi naît à Londres, le 24 juin 1717, la première «Grande
Loge» (fédération de loges). Très vite, la franc-maçonnerie va connaître une expansion tous azimuts. D'abord anglaise et déiste, elle devient athée en arrivant sur le sol français.
Le grand melting-pot
Actuellement, la franc-maçonnerie a le vent dans les voiles. Ils sont plus de six millions à travers le monde et 250 000 au Canada (environ 10 000 au Québec), un des pays où leur proportion est la plus forte. Mais pourquoi, en 1995, entre-t-on dans le monde des «initiés»?
Voilà neuf ans, Sébastien Saint-Louis, «père au foyer», décidait de devenir frère. «J'étais choqué que les gars ne s'occupent que de sport et de chasse, dit-il. Moi, j'avais des préoccupations humanitaires.» Madame X, soeur depuis trois ans, voulait aussi changer le monde. «J'étais attirée par le sens du devoir», explique-t-elle. «Je voulais aider mon prochain», se souvient Jean de Cotret, retraité de Via Rail, et franc-maçon depuis plus de vingt ans.
Les postulants n'ont pas seulement un profil boy-scout; ce sont aussi des accros du spirituel. «À 33 ans, j'ai fait un arrêt sur moi-même, explique Francis Marais, chef d'orchestre retraité, et maçon depuis près de trente ans. Et je me suis demandé: "D'où viens-je, qui suis-je?...» La franc-maçonnerie lui aura donné une «sérénité», affirme-t-il.
Un ex-machiniste. Un ancien chef d'orchestre. Une prof de littérature française... Voilà le grand melting-pot de la franc-maçonnerie. «Un député peut être assis à côté d'un jardinier», lance Francis Marais. Pas étonnant que, dans cette famille, la fraternité soit un maître-mot des maçons. «Ça a l'air cucul comme ça, mais il y a un sens profond de fraternité», avoue timidement Gloria Escomel, auteure et prof de littérature. D'où la fameuse solidarité maçonnique. «On peut aider financièrement quelqu'un en difficulté», avoue M. Valcke. Mais attention, pas question de favoritisme. «On n'est pas une organisation qui sert à trouver des jobs, prévient Francis Marais. Il n'y a pas d'argent à faire ici.»
De toute façon, la franc-maçonnerie québécoise francophone (qui regroupe environ 1000 membres) a plus l'allure d'une petite association que d'une organisation omnipotente. L'interventionnisme politique, on ne connaît pas, pour la simple et bonne raison qu'on n'en a pas les moyens. Une situation qui en a déçu certains: «Je pensais aux grands progrès impulsés par la franc-maçonnerie française comme le droit à l'avortement ou la laïcisation, explique Gloria
Escomel, rentrée dans la loge Le Droit Humain pour poursuivre sa lutte féministe. Mais, en fait, ici, la franc-maçonnerie libérale en est à ses débuts.»
Des secrets bien gardés
Oubliées donc les grandes ambitions. Les loges québécoises font dans le concret. Toutes, elles ont leurs bonnes oeuvres: «On fait des paniers de Noël», «On donne aux enfants», «On a aidé un couple d'Afghans».... Mais les loges n' y consacrent qu'une part plus ou moins importante de leurs efforts. Le reste du temps est consacré à la recherche philosophique. Lors de leurs «tenues» (réunions) qui ont lieu deux fois par mois, on «planche» sur des thèmes qui varient en
fonction des Grandes Loges. Soit sociaux, comme le chômage ou la modernité; soit plus symboliques, comme la signification du compas et de l'équerre. S'il n'y a rien de diabolique dans tout ça, pourquoi tout ce secret? «On n'est pas secret, mais on a des secrets», répond Jean de Cotret. Il est vrai qu'aujourd'hui les loges se retrouvent dans le bottin téléphonique, et que certaines ont des services de relations publiques. Sauf que deux tabous restent dans l'ombre: le rite d'initiation et les noms des frères et soeurs. «C'est personnel, explique Francis Marais. Un frère peut dire qu'il est franc-maçon mais personne n'a le droit de dévoiler qu'il l'est.»
Paranoïa ou peur du qu'en-dira-t-on? Méfiance historique d'abord: les frères ont toujours été persécutés et, jusqu'en 1985, tout catholique franc-maçon était excommunié. Mais les francs-maçons ont aussi peur du regard de l'autre. Mme X n'ose pas révéler son nom, de peur d'être «aussitôt cataloguée comme adepte d'une secte». Un autre frère a peur d'être licencié si on dévoile qu'il est franc-maçon.
Pour combattre les préjugés, le vénérable de la loge Émancipation a ainsi pris une importante décision: sortir de l'ombre. Le 1er février, la loge a tenu un atelier ouvert au public.
Le début d'un temps nouveau?
LA GUERRE DES LOGES
Au Québec, on compte une quinzaine de Grandes Loges (fédération de loges). La plus ancienne et la plus fréquentée (9000 membres, une centaine de loges) est la Grand Lodge of Quebec. Née en 1869, la GLQ est en filiation directe avec la franc-maçonnerie d'Angleterre. Elle oblige ses adeptes à croire en un Dieu et n'accepte pas les femmes. Elle est anglophone à 95 %.
Et les francophones? La branche «déiste» a été fondée le 8 mai 1979, date de «l'allumage des feux» de la Grande Loge maçonnique mixte du Québec. Cette Grande Loge mixte regroupe une dizaine de loges au Québec (quelque 400 initiés). Dans la même veine déiste, on trouve la Grande Loge symbolique du Canada, dite aussi «Memphis Misraïm». Fondée en 1987, la MM est constituée de loges exclusivement masculines ou exclusivement féminines.
À ces grandes loges déistes s'oppose la franc-maçonnerie dite «libérale». D'abord le Grand Orient du Canada, qui n'est en fait constitué que d'une seule loge, la loge Émancipation (une vingtaine de membres). Créé en 1992, le GODC fut fondé par d'anciens adeptes de la Loge Montcalm (ancienne loge affiliée au Grand Orient de France) qui voulaient créer une loge mixte et libérale.
Dans cette mouvance libérale, on retrouve ensuite une série de petites loges, trop peu nombreuses pour avoir leur propre Grande Loge au Québec, et donc rattachées à des obédiences françaises ou internationales. Le Grand Orient de France (laïque, non mixte et de
gauche) est représenté à Montréal par la Loge Le Maillon Laurentien. La Grande Loge féminine de France (exclusivement féminine et laïque) et la Grande Loge de France (plus spirituelle, moins engagée) ont chacune leur «filiale». Le Droit humain, une confédération internationale de loges mixtes et républicaines, réunit deux loges à Montréal (Liberté et Delta).
Il y a aussi de nombreuses petites loges «ethniques»: la Grande Loge chinoise, la Grande Loge haïtienne, les Loges arméniennes, une loge libanaise... Dans ce méli-mélo de Grandes Loges, difficile d'y retrouver ses petits. A tel point que Francis Marais, Grand Maître de la GLMMQ, appelle les francs-maçons francophones à s'asseoir à la même table: «II faut se réunir pour survivre.» L'appel sera-t-il entendu ?
Chacun pourra trouver sa loge. Si l'aventure vous intéresse, vous pouvez en faire la demande à la Grande Loge choisie, qui s'occupera d'aller vous rencontrer. Il suffit «d'avoir l'esprit libre et ouvert», précisent les francs-maçons.
LES RITES D'INITIATION
«Monsieur, c'est ici que vous allez subir votre première épreuve, l'épreuve de la Terre.» Dans une minuscule pièce appelée «cabinet de réflexion», aux murs et plafonds peints en noir, le profane écoute l'expert. «Je vous prie de me remettre tous les objets de métal qui brillent d'un éclat trompeur.» Le profane s'exécute et dépose ses montres, clés, bijoux... Puis il doit rédiger son «testament philosophique» car, bientôt, il va «mourir», quitter le monde profane pour ressusciter dans celui de la Lumière.
On lui bande les yeux. On lui découvre l'épaule et le sein gauches (le coeur ainsi dénudé est un signe de sincérité). On lui déchausse le pied gauche et on dévoile son genou droit (montre l'humilité). Puis il est poussé dans la loge où l'attendent ses futurs frères. Là, il subira une série de «voyages»: l'épreuve de l'air (le profane est mis sous le souffle d'un ventilateur); l'épreuve de l'eau (sa main est plongée trois fois dans un vase d'eau) et l'épreuve du feu (une feuille de journal enflammée est promenée devant son visage).
Ridicules, ces rites? «Les rites ont leur utilité», répondent les francs-maçons. Le rite d'initiation est destiné à «purifier le profane», explique Gloria Escomel. Chez les Shriners (organisation charitable qui ne regroupe que des francs-maçons), on pousse le ridicule plus loin. Dans un des rites d'initiation, les profanes doivent ramper à sens inverse dans un cylindre jusqu'à ce qu'ils se heurtent la tête l'un contre l'autre. C'est alors qu'un Shriner hurle comme un chien tandis qu'un autre asperge les profanes d'eau chaude. «C'est pour montrer qu'on est tous égaux», explique Jean de Cotret.
Gloria Escomel avoue trouver certains titres maçonniques («Chevalier du Soleil», «Sublime Prince du Royal Secret») hautement ridicules. «Appeler le président "Vénérable Maître" alors que c'est un copain, ça fait sourire, dit-elle. On tourne donc ça à la blague. On l'appelle "Véné" ou "Vénéneux"...»
Certains de ces rites ont une utilité bien définie. C'est le cas lors de la «tenue» des loges. «On ne peut pas parler tant que la personne n'a pas conclu en disant: "J'ai dit", explique Escomel. Quand on veut prendre la parole, on la demande au président et non à la personne qui vient de parler.» Ce protocole empêche toute agressivité et rend les tenues très sereines. «Un moyen de dialoguer dans le calme et l'harmonie», précise Hubert-Jean Valcke.